Hervé ou l’impossibilité de devenir un grand poète

Il reste une soirée à Hervé, quinze ans, pour écrire le poème qui révélera sa gloire -croit-il – au concours « Poésie en liberté ».

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Nous retrouvons Hervé dans sa petite chambre de banlieue, les yeux vissés sur son écran d’ordinateur. Au début nous entendons des voix, de ses parents, de Mme Charbonnier, son professeur de français dont il est secrètement amoureux, et de ses camarades qui se moquent de lui. Hervé est un garçon qui nous ressemble, il vit entre ses manques et ses propensions, il est romantique au sens littéraire du terme, il voue une admiration au grands poètes, à ceux qui en avait l’allure aussi comme un Victor Hugo qui écrivait des alexandrins comme il parlait dans sa maison de Guernesey. À partir d’un texte de Rainer Maria Rilke – Lettre à un jeune poète – Hervé doit s’inspirer de son quotidien pour écrire un poème.

Pendant une heure Johann Cuny va interpréter ce jeune Hervé qui essaye par tous les moyens d’écrire son poème passant par internet, le rap ou les vieilles chansons tristes pour lui donner de l’inspiration. Hervé est un jeune inconfortablement installé dans son quotidien, alors comment s’en inspirer ? Lui rêve de grandeur… Et se rêve de façon très narcissique au-dessus des autres ; lui a compris les choses que ces imbéciles de camarades ne soupçonnent même pas.

Johann Cuny en fait un personnage risible et émouvant. L’adolescence est enfin traitée de manière intelligente : Hervé n’est pas le mièvre, l’intello, la racaille, le niais. Non, il est ce que nous avons tous été, des êtres névrosés, tourmentés, parfois un peu trop fiers cachés dans nos chambres et grandis ou écrasés par nos rêves. On reconnait bien le parler de Hervé, son cheveux sur la langue, ses expressions communes ou qui lui sont propres.

C’est un seul en scène drôle, très drôle, et particulièrement émouvant car nous avons de l’empathie pour Hervé. Le jeu de Johann Cuny est génial, très dynamique, on est pris dès les cinq premières minutes avec cette magnifique mise en scène d’Adrienne Ollé !

C’est au Théâtre de la Reine Blanche à Paris, jusqu’au 2 janvier, courez-y !

Là où le coeur attend, Frédéric Boyer

 

 

Pour écrire ce livre, Frédéric Boyer part de son expérience personnelle d’un grand désespoir. D’un long et grand désespoir. D’une phase dépressive.

« Il n’y a qu’une voie pour perdre sa voie au monde, c’est d’avoir le sentiment d’être arrivé là d’où littéralement on ne peut plus bouger.  D’avoir atteint l’inconfortable situation où même la chute est derrière nous. « 

L’auteur renoue avec l’espérance, à ne pas confondre avec l’espoir : « L’espérance porte l’espoir jusque dans l’impossible. L’espoir à lui tout seul est souvent une sorte de vanité, de contrainte mondaine obligatoire  de projection nécessaire et finalement de dépense, de dispersion « 

Traducteur émérite, du livre de Job par exemple, pour Frédéric Boyer traduire c’est vivre. Alors qu’il parle du mouvement de balancier qu’est la vie même, il ajoute :  » Il ne faut pas chercher à traduire du tout ce mouvement mais l’épouser, mais l’appeler , le désirer pour lui résister. Le laisser nous conduire jusqu’à l’incompréhension même du texte vivant où nous aurons alors à ce moment seulement la tâche d’envisager une traduction possible. « 

Traducteur de Job, Saint Paul ou Shakespeare, Boyer interrogé la place du désespoir, de la « fin de tout » dans le monde contemporain. La place des désespérés.

Je vous laisse découvrir les pages suivantes, véritable traité du désespoir et de l’espérance dans le même temps. Un livre pénétrant et lucide qui parlera à tous mais plus encore à ceux dont « le désastre soudain était la vie même comme un lieu perdu et vaste qui s’offrait devant  [eux] sans [qu’ils puissent] en reconnaître la moindre issue. Le tragique était d’être là, présent sans présence _, de devoir poursuivre une existence qui n’envisageait pas de suite ».

 

 

 

L’Autre qu’on adorait, Catherine Cusset

cusset-1« Phil Miller tapotait le micro, tout le monde s’est tu. Les discours ont commencé. Quand il a prononcé son nom, Nora s’est avancée, les pommettes roses sous les applaudissements. Elle a reçu son prix, accompagné d’un chèque de sept cents dollars qui seraient bien utiles si elles t’accompagnait en France cet été.

 » […] Depuis l’estrade, Nora a cherché ta silhouette dans le groupe compact des professeurs et des élèves. Tu n’étais pas là. Avec ton mètre quatre-vingt-dix, elle t’aurait repéré même au dernier rang. »

L’autre qu’on adorait, c’est Thomas Bullot, « tu », dont la narratrice amante puis amie, fait le portrait. Pourquoi « tu » ? Parce que «  »il » est trop distant » et parce que « je », seul Thomas le connaît. « Je », c’est son corps dans le cercueil, « tu », c’est Thomas vivant, bien vivant.

« Est-ce la force de ton désir qui te condamne à perdre ? »

Au début du roman, on apprend que Thomas s’est suicidé. De quoi peut souffrir Thomas entre ses amours, des relations sexuelles, sa passion pour l’art, le cinéma, la littérature et la musique, son intelligence, son ambition et son bagout ? C’est de ses vingt ans à ses trente-neuf ans que l’on revit son existence tumultueuse et ses rebondissements. Thomas est promis à un avenir brillant, comment comprendre alors ses nombreux échecs qui scandent le livre, qui lui donnent un rythme, comme les nombreuses références à ses musiques préférées, du classique, au rock, au blues, au jazz et à la chanson française (en témoigne le titre du livre qui n’est autre qu’un bout de la chanson « Avec le temps » de Léo Ferré).

La vie de Thomas est aussi rythmée par ses nombreux voyages au sein de la France et des Etats-Unis. Thomas ne ressemble en rien à celles de ses amis, il est l’ami différent, original, impatient et fragile qu’on adore.

Le livre commence et déjà on sait qu’on va le lire d’une traite. Alors que presque vingt ans d’un vie se déroulent sous nos yeux, l’on est happé par l’intensité de l’écriture, ce style charnel, sensuel, sombre et lumineux à la fois. Rien de larmoyant, que de la fougue. Je conseille vivement sa lecture.

Adèle Cuny

Encore un Dubois, et promis j’arrête !

« La nuit, ma femme me regarde dormir. Elle m’observe avec une telle insistance que cela finit par m’éveiller. Mais je ne bouge pas, j’ouvre seulement les yeux. »

bm_cvt_une-annee-sous-silence_2100Paul Miller vient de perdre sa femme qui s’est immolée dans leur maison avec leur chien. Paul assiste à la scène, sans pouvoir l’arrêter. C’est après ce drame que nous entrons dans la tête du narrateur.

On a comme l’impression que son cerveau a disjoncté depuis le suicide de sa femme. Paul n’hésite pas à torturer l’esprit de ceux qui l’entourent. Plus le récit avance, plus Paul devient misanthrope. Il se moque bien de Domingo Morez, son collègue de travail, il rit de son côté consciencieux, il se prend à le détester. Son voisin, un prêtre va aussi faire les frais du drôle d’esprit de Paul, ce dernier va faire exprès de confesser ses péchés : des problèmes sexuels. Paul n’hésite pas à pointer là où ça fait mal chez les autres. Et restent encore les deux fils de sa femme, dont il semble s’être complément détaché, alors qu’ils ont vécu plusieurs années ensemble. Pour eux, il a même de la haine.


« Je me trouve chez moi, enfermé à clé, rideaux tirés. Je suis essoufflé et mon cœur bat à toute force. Je n’arrive pas à reprendre mon calme, à me ressaisir. Quel toupet. Quelle audace. Ce cureton l’ignore peut-être, mais le jardin dans lequel il lance ses invitations est mon jardin. C’est mon jardin. »

Plus le temps passe et plus Paul se renferme sur lui-même, il perd même de son humour, jusqu’à ne plus parler, se taire définitivement, s’isoler. Même son psychiatre ne saura pas quoi en penser.

Encore un Dubois, où l’on retrouve la passion des tondeuses à gazon et des voitures. Un Dubois vif et piquant, qui se moque de notre quotidien, de nos propres angoisses ou nos certitudes. Un Dubois qui donne envie de se défaire de nos à priori, de nos fidélités, de nos petites habitudes.

La vie me fait peur, Jean-Paul Dubois

9782020281348« Bientôt, je m’endormirai avec mes chaussures aux pieds. En avion, je n’ose jamais les enlever. Pour l’instant, je regarde rapetisser le monde à travers le hublot. A cette distance, les contours brumeux de la ville prise dans le froid évoquent la forme fumante d’un gros animal couché sur la neige. On le dirait peint pour la chambre d’un malade. »

A l’occasion de la sortie de La Succession  de Jean-Paul Dubois, on a voulu se replonger dans ses anciens livres.

Paul Siegelman se dirige vers Miami.  L’occasion, pendant le voyage, de réfléchir à ces vingt dernières années. La mort de sa mère, son père, l’entreprise de tondeuses à gazon de son père, sa copine Vivien, ses manques, ses peurs. Paul n’a rien d’un entrepreneur comme son père ou Vivien, il n’a pas le sens des affaires, il laisse les choses aller sans intervenir.

« Je ne suis pas un entrepreneur, ni un bâtisseur. Je ne me sens pas investi d’un rôle. Je ne fais pas partie de la famille des acteurs. Je ne me sens à l’aise que dans la salle, assis parmi la foule des autres spectateurs. »

On retrouve encore le goût pour Jean-Paul Dubois pour les tondeuses à gazon et pour les voitures. 

On a toujours beaucoup de tendresse pour les personnages de Dubois qui nous ressemblent. Pour leur côté risible. Pour leurs manques, leurs peurs, ce qui les angoisse…

Adèle Cuny

Les Pierres qui montent, Notes et croquis de l’année 2008, Hédi Kaddour

« Au balcon, vent froid, la griffe de janvier. »

Hédi Kaddour, poète et romancier, à qui l’on a décerné le prix Goncourt du premier roman pour Waltenberg, et plus récemment, pour Les prépondérants, le Grand prix du roman de l’Académie française, s’est aussi, essayé en 2008 à un autre genre : le journal.

product_9782070127733_195x320« Couple flânant sur le quai Saint-Michel, bras dessus, bras dessous. Je les dépasse, je ralentis, j’entends l’homme dire : « Et quand tu ne digères pas une addition, tu ressembles à ta mère. »

Une année d’anecdotes, de phrases risibles et piquantes de passants, de scènes de la vie quotidienne, dans une langue acérée qui fait ressortir tous les démons de notre quotidien, mais aussi ses réflexions sur la littérature, ses rapports d’atelier d’écriture en école de journalisme, et ses phrases poétiques.


« Atelier d’écriture. Travail sur le « donner à voir ». Faire comme si on donnait des éléments à quelqu’un pour qu’il reconnaisse une personne dans un hall de gare. Yves J. propose : « Là-bas, la brune, 1,70 m, la cinquantaine bien tenue, grande bouche, les seins en avant, avec des mouvements de hanche et des gestes vifs. » C’est encore un peu long. Je leur demande de concentrer en trois traits seulement. Clotilde – elle est de Perpignan – propose avec l’accent : « Brune, la cinquantaine, une chienne. » »

Un journal d’une grande tendresse qui se dévore ou se déguste miette par miette avec délectation.

Adèle Cuny

Je vous écris dans le noir, Jean-Luc Seigle

« J’aime la langue arabe. Je ne comprends pas ce que les femmes marocaines disent en bas dans la rue, pas plus que je ne comprenais le langage des oiseaux quand petite fille mon père m’obligeait à le suivre à la chasse ; pourtant leurs chants me rassuraient. »je-vous-ecris-dans-le-noir

Un récit poignant dans lequel Jean-Luc Seigle laisse Pauline Dubuisson, meurtrière, faire la lumière sur les tourments de son passé qui ne finissent pas de la suivre. Voilà encore une nouvelle voix pour cette femme qui a inspiré tant d’artistes comme Henri-Georges Clouzot ou Michel Vinaver. Comment survivre à son passé quand celui-ci est sans cesse relaté ? Comment vivre avec des couteaux dans la plaie ? Jean-Luc Seigle donne une nouvelle respiration saisissante à cette femme laissant l’empathie gagner son livre, la peignant tiraillée entre ses meurtrissures, sa réalité, ses rêves, ses procès.

« Je vous écris dans le noir. Ce sont les premiers mots de la lettre qui est lue à la fin du film par le président de la cour d’assises. Ce sont mes mots. J’ai bien écrit cette lettre. Mais la veille de l’ouverture de mon procès, quand j’ai essayé pour la troisième fois de mettre fin à ma vie. »

Adèle Cuny

Pas pleurer, Lydie Salvayre

« Au nom du père du Fils du Saint-Esprit, monseigneur l’évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d’une main vénérable où luit l’anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C’est Georges Bernanos qui le dit. C’est un catholique fervent qui le dit.

On est en Espagne en 1936. La guerre civile est sur le point d’éclater, et ma mère est une mauvaise pauvre. Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule. Ma mère, le 18 juillet 1936, ouvre sa gueule pour la première fois de sa vie. Elle a quinze ans. Elle habite un village coupé du monde où, depuis des siècles, de gros propriétaires terriens maintiennent des familles comme la sienne dans la plus grande pauvreté. »

C’est un récit à deux voix, fébriles, tendres, révoltés, drôles parfois, que nous propocouverturese Lydie Salvayre : celle de Bernanos désespérément révolté qui assista incrédule à la guerre espagnole et celle de Montse, la mère de la narratrice, qui a enfoui au plus profond d’elle les souvenirs de cette période à cause de la maladie d’Alzheimer. Sa fille, va tenter de faire rejaillir les souvenirs de sa jeunesse. Et c’est une Montse qui n’avait peur de rien, que l’on retrouve, qui suivait à Lerrida son frère Josep, porté lui, par ses idées libertaires.

Le livre est parsemé de mots espagnols qui donnent de l’authenticité au récit. Il est aussi très dialogué, et comme ce fut le cas pour d’autres romans de l’auteur, on imagine déjà qu’une adaptation théâtrale pourrait être faite.

Adèle Cuny

Le Bonheur national brut

Le_bonheur_national_brut« Le pays était bel et bien coupé en deux.

Depuis plusieurs mois – et dans la France entière –, on se répandait en injures, en hypothèses, en pronostics avec, à gauche comme à droite, la même ferveur et une égale mauvaise foi.

Moi, Paul Savidan, dix-sept ans et sept mois, je n’attendais rien de particulier de cette élection présidentielle. »

Roman d’apprentissage, Le Bonheur national brut se déroule des années 80 à nos jours. L’on suit le parcours de quatre jeunes bretons, leur questionnement, leur découverte, leur naïveté, leur caractère, les défaites et les victoires, les déceptions, les premières amours et les premiers râteaux. L’histoire débute à l’obtention du baccalauréat. Paul, le moins travailleur de la bande, est le narrateur. Malgré son manque d’investissement, son père, en colère, décide de l’inscrire en fac de médecine, persuadé encore qu’il peut se relever et en être capable. Evidemment, Paris fait rêver Paul, qui va là-bas, se tourner vers le métier d’acteur. Rodolphe et Tanguy, eux, partent à Rennes. Rodolphe rêve de se lancer dans la politique, il ne parle que de cela.  Quant à Tanguy, lui, va intégrer une école de commerce, après deux années de prépa et deviendra patron. Enfin, Benoît, lui, reste dans leur petit village, espérant faire carrière dans la photographie.

Le roman est divisé en deux parties, une de 1981 à 1984, et la deuxième débutant en 2009.

Très vite, on s’attache aux personnages, à leurs faiblesses surtout, leurs doutes, leurs manques de confiance à l’âge adolescent, leurs ambitions fébriles et la maturité de l’âge adulte. Année après année, l’ambiance, l’atmosphère, en France, en politique surtout, sont bien rendues.

Ce livre très agréable reste avant tout très attachant, l’on se souvient de sa propre jeunesse, de ses propres failles, et l’on a un sourire attendrissant.

Adèle Cuny

Des vies bouleversées

« Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable Tes mots noués dans ta gorge. »

74082768Ce livre court, publié en 1995, présente les figures féminines de Charles Juliet. Il retrace la vie des deux mères de l’auteur : celle qui lui a donné la vie et celle qui l’a élevé, ainsi que la vie de l’auteur. La première, paysanne, est décédée lorsqu’il était en bas âge, elle souffrait de dépression et n’avait jamais pu, elle qui était passionnée de français et de mots, exprimer ses ambitions littéraires et scolaires. Elle arrêta sa scolarité à la fin de l’école élémentaire pour s’occuper de la vie de la ferme. Plus tard elle se maria et eut de nombreuses grossesses. La deuxième, paysanne aussi, a accepté d’accueillir l’enfant au sein du foyer et l’a élevé comme ses autres enfants. Enfin, la vie de l’auteur, souvent parsemée de pensées sombres mais qui finit sur une note d’espoir : « Et tu sais maintenant qu’en dépit des souffrances, des déceptions et des drames qu’elle charrie, tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps combien passionnante est la vie ».

Des phrases courtes, incisives, à la deuxième personne du singulier, un livre qui se lit vite et que l’on a du mal à lâcher, émouvant.

 Adèle Cuny