Les nuits d’Alain Duault

Je ne sais pas toi mais moi j’ai toujours sur moi un recueil de poèmes parce que la lecture peut être furtive entre deux stations de métro ou de bus, parce que ça me bouleverse toujours, parce que ça me repose l’esprit en même temps que ça me l’élève.

Et dernièrement me voilà en possession de ce recueil d’Alain Duault que j’ai découvert au hasard d’un rayon de la collection Poésie chez Gallimard. Ce poète est aussi musicologue – ce qui se ressent dans sa poésie – et a été animateur de radio et de télévision mais il se revendique d’abord poète – et il a bien raison ! Il a d’ailleurs déjà reçu le prix de poésie de l’Académie Française.

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Ce sont des poèmes lyriques pour la plupart, d’une grande musicalité où les mots et les sons s’entrechoquent, sans ponctuation. Dans ces nuits noires ou blanches,  on se laisse bercer par des vagues de douleur, de tendresse, d’érotisme, d’amours impossibles ou non. La non-ponctuation fait que notre regard ne peut s’empêcher de poursuivre la lecture, on ne s’arrête plus dès qu’on est lancé – comme un long poème sans fin ; et qu’importe qu’on y comprenne quelque chose ou non car comme il l’écrit lui-même : « je ne comprends que la poésie que je ne comprends pas » !

Elle c’était son épaule qui me faisait mourir savez-vous

Comme elle ployait ses doigts sur ma peau en arrondissant

Ce passage du cou aux seins ces ailes repliées ces rémiges

Qui cachent la chair comme  la chanson de Solveig cherche

L’ombre au verso de la voix quand la nuit saigne jusqu’à

L’aube passe à l’aurore et vous savez que c’est le jour de

Votre mort parce qu’elle va s’en aller vers le large vers

Ce qui ne se dit pas ce mot qui se change en mensonge :

Elle c’étaient ses mains pliées sur mon épaule quand elle

S’y pendait comme un oiseau doré se pose à l’orée du jour

Et raconte l’oubli de la nuit la robe haut fendue de la lune

Et la fonte des rêves dans le bleu terrible de la chair nue

L’acharnement de celle qui ronge les veines Elle c’était

Un voyage une aubade sous le volcan du ventre un ravin

Où me noyer m’enivrer du matin au bas du dos à l’espoir

Qu’elle revienne après la peine quand le vol de cet oiseau

Trop noir pour être poète l’aurait couvert de son manteau

D’ombre et de lune ou l’autre c’était sa légende courbée

Vers moi dans sa chute lente et cette hanche d’amoureuse

Qui s’approchait de l’aube sans que le loup l’ait mangée

Mais que reste-t-il ce soir de cette épaule qui me faisait

 

Adèle Cuny

La poésie vitale de Sylvia Plath

Lazare mon amour est plus un hommage de Gwenaëlle Aubry à Sylvia Plath, qu’une simple biographie. Elle le dit d’ailleurs : « Je cherche en elle, à travers elle, le point d’ajustement de l’écriture à la vie. Je ne veux pas la lire à travers sa mort (et donc pas non plus à travers le récit de sa vie). Je cherche à comprendre ce que, par l’écriture, elle a sauvé de la vie et ce qui, de l’écriture, l’a sauvée elle aussi. »

Sylvia Plath, jeune poète américaine, mère de deux enfants et mariée à Ted Hugues, poète aussi, qui l’écrase et la trompe, se suicide en effet en 1963. L’auteur parle d’elle comme d’une « sur-vivante » dans les deux sens du terme : d’un côté elle doit survivre à son démon intérieur, d’un autre elle vit à l’excès. L’écriture est un élan vital, une question de vie ou de mort en quelque sorte.arton2192

Sylvia Plath perd son père allemand à l’âge de huit ans. Elle se raccrochera à sa mère, cherchant un amour absolu impossible, une approbation, comme une enfant, (sa mère aurait voulu être écrivain) en lui envoyant d’innombrables lettres et en faisant d’elle la première lectrice de ses poèmes.

Ce petit livre de 75 pages à l’écriture limpide, saillante, attendrissante et douloureuse t’intéressera si tu es un amoureux de Plath. Si tu ne la connais pas, je ne saurais que te conseiller d’abord la lecture de ses poèmes (Ariel) avant de te plonger dans ce document qui s’interroge sur son écriture.

Adèle Cuny

Phone Tag

Une mise en scène d’Adrienne Ollé avec Pierre-Edouard Bellanca, Laura Chétrit, Aurélien Gouas, Pierre Korshand, Léa Marie-Saint Germain.

Pour la troisième fois, après Premier et Horovitz (mis) en Pièces, la Compagnie des Aléas, fondée en 2008, revisite l’univers d’Israël Horovitz dans une mise en scène géniale de Phone Tag, une pièce radiophonique écrite dans les années 90 pour la BBC.

     Phone Tag, c’est d’abord l’histoire de Donald et Christy, amoureux, qui décident chacun de leur côté de rendre visite à l’autre, Donald habitant à New York et Christy à Londres. Ils se laissent des messages vocaux pour se prévenir mais aucun d’eux n’a le temps de les écouter, les voilà déjà partis, se manquant de peu. Autour d’eux gravite un grand nombre de personnages, comme l’amie dépressive de Christy en couple avec le frère infidèle de cette dernière, la grand-mère rencontrée à la gare qui manque par deux fois de mourir, la mère de Christy, une sans-gêne un peu déjantée qui fait son yoga sur le toit de l’immeuble, l’ami rasta de Donald, et tant d’autres encore.

De la radio à la scène

Il y a cette question qui se pose tout au long de la pièce : comment mettre en scène une pièce radiophonique composée uniquement de messages vocaux ? Et la réponse est maligne. Les comédiens sont souvent interrompus par une voix off, qui pourrait être la voix de la pièce elle-même, provenant d’un répondeur imaginaire, qui les interpelle sur leur manière de jouer ou de représenter la pièce, qui les corrige et les tourne en ridicule. Cette astucieuse métathéâtralité provoque inévitablement le rire, instaure un rythme effréné et fait se surpasser les comédiens qui doivent sans cesse se renouveler. Ces ruptures intempestives mettent en haleine le spectateur qui se demande sans cesse comment les comédiens vont pouvoir le surprendre, et chaque fois, il est surpris et charmé par le talent de ces cinq comédiens qui jouent des comédiens qui jouent Phone Tag !Phone-Tag-TDBW

Adrienne Ollé réussit la prouesse de mettre en scène ce qui, à priori, n’est pas destiné à la scène. Elle nous démontre qu’avec presque rien, peu de matière, il est possible d’épater le spectateur, de le faire voyager de Londres à New-York et inversement, de le captiver avec les histoires rocambolesques de ces personnages attachants. On remarquera évidemment aussi le travail ingénieux du scénographe Emmanuel Mazé qui nous propose un décor en carton qui se désarticule habilement en fonction du lieu où se trouve celui qui laisse un message (appartement, hôtel, court de tennis, cabine téléphonique…) ; un décor comme un grand puzzle en 3D ou un jeu de casse-tête qui, pour le spectateur n’a rien d’un casse-tête mais permet aisément et simplement de s’y retrouver dans cette intrigue loufoque.

Une pièce chorale où le cinéma s’invite

Si la pièce repose principalement sur l’histoire de Donald et Christy, elle est en réalité parsemée par de nombreuses autres intrigues ; les comédiens interprètent alors plusieurs rôles en se travestissant à l’aide de simples accessoires (perruques, lunettes…) ou en modifiant leurs voix et leurs gestuelles. La multiplicité des personnages et l’atmosphère générale rappelle sans nul doute l’univers des séries et plus directement la fameuse série Friends, des années 90 ; on y retrouve l’énergie, le ridicule, la légèreté. Mais aussi, à cela, ajoutons un hommage évident au cinéma de Woody Allen, à son humour et son ironie, aux histoires tortueusement risibles de ses personnages dont les névroses sont mises en scènes par l’absurde. Le cinéma ou le petit écran ont donc aussi leur rôle dans cette pièce, et le décor joue avec cela à l’aide d’une caméra et d’un vidéoprojecteur. Parfois il y a des jeux d’ombre et de lumière saisissants comme dans la scène de l’amie de Christy affolée au volant de sa voiture, qui, avec seulement quelques bouts de carton et deux lampes frontales, nous rappelle les films en noir et blanc de la première moitié du XXe siècle, voire plus particulièrement les scènes de voitures chez Hitchcock comme celle de Janet Leigh dans Psychose ou d’Ingrid Bergman dans La Mort aux trousses. Enfin, il y a le rôle important de la musique, qui, comme une bande originale de film, parcourt la pièce et colore chaque lieu, personnage ou thème visité. Il s’agit de reprises de chansons anglaises ou américaines connues (les Beatles, par exemple), sur fond de guitare ou de mélodica, qui donnent un ton léger à la pièce et qui invitent parfois à des chorégraphies de la part des comédiens.

On espère les revoir bientôt au théâtre : je vous tiendrai au courant !

Adèle Cuny

A la table des hommes, Sylvie Germain

« La paille fraîchement répandue dans l’enclos forme un îlot doré qui luit au soleil du matin, elle exhale une odeur douceâtre, celle du corps étendu sur ce pan de jaune d’or est plus lourde, pénétrante. Corps de la mère tout de roseur soyeuse et d’une splendide énormité, voluptueux de tiédeur. »

Bienvenue à la table des hommes !

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Je viens de refermer ce livre qui me laisse dans la bouche un goût de sang, de boue, de forêt, d’inhumanité, quelque chose d’étrange. Justement, il y a de l’étrange dans ce roman-conte, et du merveilleux.

C’est un roman d’initiation où l’on suit un enfant sauvage Babel, autrefois porcin mais transmuté en homme au contact d’un jeune homme blessé. L’histoire se déroule pendant une guerre civile, on ne sait où, quelque part en Europe, à notre époque. Babel passe de mains en mains, tout le monde se posant la question de son origine ou de son âge à laquelle il ne peut répondre et à laquelle lui se fiche. Babel est aussi toujours accompagné d’une corneille Doudi, son compagnon fidèle qui le rattache aux autres êtres vivants.

« […] les animaux et  les humains, quelle que soit leur parenté, ne peuvent pas être confondus et tomber sous les mêmes jugements, les premiers vivent en paix avec leur finitude, en droite conformité à leurs instincts, en plein accord avec le monde, ils vivent la vie en plénitude, les seconds, taraudés par l’idée d’infini, sont en lutte avec leur finitude, en conflit constant avec leurs instincts qui n’en prennent pas moins le dessus la plupart du temps, en violent désaccord avec le monde, ils vivent la vie par à-coups plus ou moins réussis. […] Abel se sait humain et se veut tel, mais il sent battre en lui un sang commun à tout vivant.»

Sylvie Germain nous fait voyager dans notre monde contemporain, un monde fantastique et cruel. Elle nous interroge sur la barbarie des hommes contre les animaux et contre eux-mêmes. C’est un cri d’amour pour les animaux mais aussi pour l’humanité lorsqu’elle sait rire, lorsqu’elle est clownesque, lorsqu’elle n’est pas trop soucieuse de sa finitude, lorsqu’elle ne fait pas la guerre, lorsqu’elle ne tue pas.

Babel (ou Abel ; il sera renommé comme Dieu avait renommé Abraham) serait l’exemple à suivre, peut-être, lui qui est mi-animal (il a leur flair et leur insoumission) mi-homme. Pour comprendre les humains il va s’intéresser à leur langage apprenant pendant des heures des mots jusqu’à leur étymologie la plus détaillée. Les mots justement sont aussi importants pour l’auteur, ce sont des mots très sensoriels, la langue est riche et fait du bien aux oreilles, elle est douce et brutale à la fois, comme le monde.

Babel est aussi confronté au monde des idées grâce à ses compagnons de route (Lucius, Yelnat, Clovis…) qui aiment à converser et débattre sur l’art, la politique, le blasphème, les guerres actuelles ou passés, la religion, le fanatisme, l’intolérance.

Je ne peux que recommander ce livre d’une grande actualité, au goût étrange mais savoureux, qui plaira aux végétariens comme aux omnivores 😉 !

Adèle Cuny